« C'est des récits qui viennent interroger notre manière de vivre ensemble, nos résistances, nos élans, nos rêves... »
Merci à France 3 Normandie pour le reportage !
OUEST-FRANCE - 02/08/2024
Charlotte VIGUIÉ/NG
Cette artiste traverse la France à pied en poussant un lit : « Ça crée énormément d’agitation »
Depuis le 13 avril 2024, Laëtitia Madancos traverse la France à pied, de Marseille au Havre, en poussant un lit devant elle. Avec cette performance baptisée « Toi sans qui le monde », l’artiste et autrice veut aller à la rencontre de tout un chacun, créer des échanges pour récolter des récits et ainsi « raconter le bruit du monde »
C’est depuis le bord de la départementale D39, entre La Cerlangue et Saint-Aubin-Routot (Seine-Maritime), que Laëtitia Madancos a répondu à nos questions ce mercredi 31 juillet 2024. Chaque jour, depuis le 13 avril 2024 et jusqu’au 3 août prochain, l’artiste de 41 ans pousse un lit sur les routes de France.
L’objectif : relier Marseille (Bouches-du-Rhône) au Havre (Seine-Maritime) dans le cadre de la performance « Toi sans qui le monde », pensée par la compagnie artistique marseillaise L’Entaille, et aller à la rencontre de tout un chacun pour recueillir des récits. « Avant d’être une performance physique, c’est une performance mentale, nous explique Laëtitia Madancos. Rester dans un état de porosité au monde constante, accueillir tout le temps. »
Une préparation physique et mentale essentielle
La fondatrice de L’Entaille s’est tout de même préparée à ce périple, pour lequel elle a poussé chaque jour un lit de plus de 70 kg, monté sur des roues, sur 12 à 25 km par étapes. Trois mois avant le départ, la quadragénaire a entamé une préparation physique à base de marche et de renforcement musculaire, épaulée par la médecine du sport. « Ils m’ont surtout informée des premières douleurs que j’allais avoir, les chevilles et les poignets en l’occurrence, et j’avais des solutions à mettre en place. »
L’artiste s’est également préparée mentalement avec de la méditation, une nécessité plus qu’un luxe. « C’est quand le mental lâchait que les vraies douleurs physiques arrivaient », nous confie celle qui n’a pas hésité à multiplier les pauses. Car la priorité n’est pas de déplacer le lit, mais de provoquer des rencontres et des échanges. « Je privilégierai toujours le temps d’une rencontre à un temps de poussée du lit. »
Un lit pour échanger et dialoguer
Au cœur du projet artistique, il y a en effet la volonté de recueillir des récits partout en France et « raconter le bruit du monde », comme le relaie France Inter . Avec ce lit étrangement replacé au cœur de l’espace public, Laëtitia Madancos veut provoquer le dialogue, l’échange et recréer des liens entre les gens. « Le lit vient provoquer cet espace de rencontre, explique-t-elle. Je le pousse seule mais cette performance ne pourrait pas se réaliser sans l’autre. »
Pour provoquer ces rencontres, l’artiste n’hésite pas à créer des situations encore plus folles, en faisant monter le lit dans un train ou en allant faire ses courses au supermarché avec. « Ça crée énormément d’agitation. Ce lit et moi, on vit ce quotidien ensemble, on s’amuse à arpenter et expérimenter. » Trois fois par jour, elle s’accorde des temps d’écriture inspirés de ces rencontres et régulièrement, le reste de la compagnie la rejoint pour jouer ces textes en public.
« Ce lit, c’est l’étincelle de la rencontre »
Une question essentielle se pose alors : pourquoi un lit ? « Je voulais interroger notre façon d’habiter. C’est comme si ce lit avait repoussé les murs pour élargir son espace de vie, nous explique la quadragénaire. Habiter, c’est peut-être plus grand, plus vaste, plus large que son logement ou sa ville d’origine. » Et encore une fois, par-dessus tout, l’idée est de créer des liens en provoquant un « pas de côté », un « décalage » dans l’espace public. « Si je me mets demain à marcher seule le long de la route, personne ne s’arrêtera. Ce lit, c’est l’étincelle de la rencontre. »
Pour la performeuse, les gens ont aujourd’hui besoin de dialoguer et de reprendre possession du dehors comme un espace leur appartenant. Pour cela, elle laisse chaque personne rencontrée lui raconter ce que bon lui semble. « Je ne cherche pas à aborder une thématique particulière, je cherche à parler, à nous parler, explique Laëtitia Madancos. Cette performance a vraiment cette dimension politique au sens grec du terme 'politis' : faire société, faire groupe. »
Une performance de 27 heures pour terminer
Pour provoquer ces rencontres, la compagnie de L’Entaille a fixé quelques règles, que Laëtitia Madancos appelle « protocoles », en amont de la performance. Le lit ne doit jamais aller dans une chambre à coucher et l’artiste doit toujours dormir dedans. Dans un souci de diversité, 70 % des étapes nocturnes ont été prévues et l’itinéraire passe aussi bien par des régions urbaines, industrielles ou agricoles. « Je voulais que ce lit aille autant dans un hôpital que dans une cour d’école, une entreprise ou une boulangerie. » Invitée par des agriculteurs, l’artiste a ainsi déjà dormi à la belle étoile, au milieu des vaches.
À quelques jours du terme de la performance, Laëtitia Madancos, émue, a conscience de l’expérience inouïe qu’elle a vécue en multipliant ces rencontres pleines de sens. Elle a aussi la chance d’être épaulée par toute l’équipe de L’Entaille. « Rien n’aurait pu avoir lieu sans toutes ces personnes. » Le 3 août, elle arrivera au Havre et le 24 et 25 août, toute la compagnie clôturera la performance avec une représentation de 1 637 minutes (plus de 27 heures), soit autant que les kilomètres parcourus. D’ici là, l’artiste poursuit son cheminement : « Ce soir, je ne sais pas encore où je dors. »